La défense de l'Europe contre le choléra / par A. Proust.

Date:
1892
    C'est d'Odessa que partit la femme d'un artisan allemand pour se rendre au centre de l'Allemagne. C'est encore d'Odessa, en pas- sant par Borki, Kiew, que le choléra fut transporté j usqu'à Kownow, Wilna, Mohilew et Saint-Pétersbourg. Les quelques cas qu'on observa à Trébizonde furent également le résultat d'une importation de Constantinople. Le choléra se montre le 25 juillet à Trébizonde et le 22 août à Erzeroum. Le 12 août il se manifeste dans l'hôpital de Poti, et le 19 à Koutaïs. Le choléra a persisté sur les bords du Rion (ancien Phase) et a décimé les militaires qui travaillaient à la construction du chemin de fer. Cette ténacité de l'épidémie dans ces contrées s'explique par les conditions telluriques : terrain d'alluvion, sol humide et poreux. Ces caractères m'ont surtout frappé lorsque j'ai suivi la route de Koutaïs à Poti. Poti m'a paru offrir, à cet égard, des con- ditions vraiment exceptionnelles. De Koutaïs, le choléra se répandit dans les pays voisins, à Tillis, Élisabethpol, Etchmiadjine, Natchi- chevan, Érivan, Soukhoum. Nous ne le suivrons pas plus loin dans sa marche ; nous reviendrons à Alexandrie, où nous allons assister à de nouvelles émissions. Le 23 juin, le bateau à vapeur Y Archiduchesse-Charlotte, venant d'Alexandrie, importe le choléra à Smyrne (Smyrne était parfaite- ment indemne). C'est encore Alexandrie qui a engendré l'épidémie de'Beyrouth, épidémie d'où part le premier courant qui va porter le choléra en Mésopotamie. La Mésopotamie se trouve, en effet, infectée par deux courants : l'un qui, partant de Beyrouth, descend le Tigre et l'Euphrate; l'autre qui remonte ces fleuves avec les pèlerins reve- nant de la Mecque. Ces deux courants vont se réunir et se confondre, et donner lieu à l'épidémie cholérique de la Mésopotamie. La marche de cette épidémie, ayant été suivie avec beaucoup de soin, offre à nos yeux un très grand intérêt. D'Alexandrie partirent encore de nouvelles émissions, à l'île de Chypre et à Ancône. Enfin ce fut encore d'Alexandrie que partit, le 1er juin, le navire qui apporta à Marseille le choléra. C'était le Stella, emmenant 67 pèlerins de la Mecque. Huit jours après son départ, le 9 juin, il jeta à la mer 2 morts de Pkoust. — Choléra. 6
    choléra. Le 11 juin, il débarquait les 65 restants à Marseille, parmi lesquels le nommé Ben-Kaddour, qui succomba en touchant terre. Il résulte de renseignements communiqués par Fauvel que le nombre des navires arrivés à Marseille du 15 juin au 10 décembre, en patente brute de choléra, a été de 390, dont 143 à vapeur et 247 à voile. Ils étaient montés par 17 041 personnes. Parmi les bateaux à vapeur, 12 sont arrivés à Marseille avec le choléra. Le Stella eut 2 décès; le Said, 2; le Tarifa, 1; le Vincent, 1; le Copernic, 2; le Cella, 1; l'Asie, 2; le Marie-Louise, 3; le Brésil, 1; YOronte, 1; le Byzantin, 1. En outre il a été admis et traité au lazaret 6 cho- lériques, 5 malades affectés de cholérine, 8 de diarrhée et dedysen- térie. Après Marseille, l'épidémie s'est déclarée à Toulon, Arles, Aix, où elle a fait de grands ravages. Elle est ensuite arrivée à Paris, qui recevait tous les jours par le chemin de fer des flots de voyageurs venant du Midi. C'est d'Alexandrie, en passant par Marseille qu'un négociant français paraît avoir importé le choléra à Valence, le 8 juillet 1865. De Valence, la maladie s'est propagée dans les villes et villages des environs. Dans toute l'Espagne et en Portugal l'épidémie sévit d'une façon redoutable. Elle fut apportée par mer à Barcelone, le 22 juil- let ; à Garthagène, à Murcie, le 20 septembre; à Séville, le 6 sep- tembre; de Séville elle gagna Elvaz le 1er octobre et parvint ainsi à Lisbonne. Plus au nord, elle gagna Madrid, le 15 août, venant de Valence. L'importation du choléra en Amérique est surtout intéressante en raison de la distance énorme à laquelle le choléra a été trans- mis. Une première importation à New-York ne donna lieu à aucune épidémie, grâce à la sagesse des mesures qui furent prescrites. Voici la relation de ce fait : VAtlanta, navire anglais, partit de Londres le 10 octobre avec un chargement de marchandises et 40 passagers. L'état sanitaire de Londres était alors excellent. Arrivé le 11 au Havre, où il res a seulement un jour, il embarqua 564 nouveaux passagers, la plu- part Suisses, ayant tous passé par Paris, où, sauf quelques excep- tions, ils avaient séjourné un certain temps. Le choléra sévissait à Paris avec intensité. Deux familles allemandes étaient restées à Paris à l'hôtel de la Ville de Neu>-York, et cinq jours aux hôtels du Weissen Lamm et Hultgarder Hof. Des émigrants arrivés quelques
    jours avant dans ces derniers hôtels étaient tombés subitement malades. Revenons au navire. Il était parti le 12, et dès le lendemain il y eut à bord un décès de choléra, sur un petit enfant de la famille venant du Weissen Lamm. Cinq autres décès suivirent les 14, 16, 48, 19 et 22, dans la famille qui avait habité ÏHultgarder Hof. A l'arrivée de Y Atlanta, le chirurgien déclara 60 cas de choléra et 15 décès survenus pendant la traversée. Deux décès eurent lieu dans le port, et des 142 malades envoyés à l'hôpital de la marine, du 6 au 19 novembre, 6 succombèrent, ce qui fait un total de 102 cas et %\ décès. VAtlanta fut immédiatement envoyé et isolé dans la baie basse, aucun lazaret n'existant à New-York. Dès que l'hôpital fut disposé, et qu'il y eut eu dix jours de quarantaine après le premier cas, tous les malades y furent transportés, et, grâce à ces mesures, New-York fut préservé. 11 y a eu encore d'autres importations en 1866 par les bateaux à vapeur Virginia et VEngland. L'épidémie de 1865, qui se montra encore à la Guadeloupe, à la Pointe-à-Pitre, a produit dans toute l'Europe des explosions qui ont été longtemps à s'éteindre. Je me suis attaché, dans l'étude de l'épidémie de 1865, comme dans les relations précédentes, à montrer surtout l'épidémie à son début et à établir nettement la filiation des premiers cas. C'est là seulement que la marche de la maladie peut être un enseignement utile. C'est ainsi que nous avons suivi, pas à pas, le choléra quittant Rccht, longeant le bord occidental de la mer Caspienne pour arriver à Astrakan ; de même nous l'avons vu partir d'Alexandrie et aller infecter successi- vement les ports où abordaient les navires. Mais, lorsque l'épidémie est parvenue au centre de l'Europe, l'enchaînement des faits devient plus com- plexe, et l'étude ne conduit souvent qu'à la confusion et à l'erreur. C'est ainsi que s'expliquent les fausses doctrines répandues sur la transmission à la suite de l'épidémie de 1832.
    La marche si évidente de l'épidémie de 1865 a réformé ces erreurs. Ainsi donc, nous n'avions eu en Europe jusqu'en 1884, que trois véritables épidémies cholériques: les épidémies de 1830 et de 1846, qui ont suivi la route de terre, et l'épidémie de 1865, qui a inauguré la voie ma- ritime. Quant à ce qui a été désigné sous le nom d'épidémie de 1852, il n'y avait pas là une épidémie nouvelle, mais seulement le réveil de foyers de l'épidémie de 1846. L'épidémie de 1852-1855 ne peut pas, en effet, être rattachée à une importation de l'Inde. D'après Eisen- mann, elle apparut d'abord en Silésie, à la fin de l'année 1851, se développa en 1852 en Pologne et en Russie, gagna en 1853 le Danemark, la Suède, la Norvège, les rivages de la Baltique et de la mer du Nord, le littoral de l'Angleterre. En France, l'épidémie, qui avait éclaté en octobre 1853 dans les départements du Nord, avait gagné Paris en novembre. J'arrête ici l'histoire de ces trois épidémies. Je ne les ai décrites qu'à leur début parce que, comme je l'ai dit, leur origine et leur début peuvent seuls nous aider à formuler les lois qui régissent ces terribles invasions. Les suivre dans chacune de leurs phases serait, d'ailleurs, une tâche trop considérable et dont l'étendue dépasserait les limites de cet ouvrage. Il est intéressant toutefois de rechercher si l'épidémie qui a sévi en Europe de 1869 à 1874, et qui semble avoir eu son point de départ à Kiew, en 1869, est le fait d'une nouvelle importation venant de Perse, ou bien le résultat d'une revivifîcation de la maladie en Russie,
    où elle n'était pas entièrement éteinte depuis 1865 (1). Dans le premier cas, la nouvelle manifestation épidé- mique rentrait dans la règle et excluait toute idée d'accli- matement et de développement spontané du choléra asiatique en Russie. Dans le second cas, au contraire, on pouvait craindre que définitivement le choléra ne fût acclimaté en Russie et n'y trouvât des conditions favorables à son développement spontané, sans importa- tion nouvelle. Lenz, délégué de Russie, a fait à ce sujet à la Conférence de Vienne de 1874 une communication. Selon Lenz, l'épidémie de 1865 n'était pas entièrement éteinte en 1867 dans toute la Russie, ni dans la Pologne. Elle y était toute- fois très atténuée. L'année suivante, en 1868, une petite épidémie cholérique eut lieu dans deux villages du gouvernement de Kiew, et c'est dans ce même gouvernement qu'au mois de mai 1869 débuta l'épidémie qui devait prendre tant d'extension et envahir une grande partie de l'Europe. Lenz, s'appuyant sur les recherches d'un médecin russe, le doc- teur Arkangelsky, est d'avis que, de même que l'épidémie cholé- rique de 1852 ne fut qu'une recrudescence de celle qui régnait depuis 1846, celle de 1869 ne fut qu'une reprise de l'épidémie im- portée en 1863, sans qu'on soit autorisé à y voir les suites d'une importation nouvelle. Lenz n'en conclut pas qu'il faille y trouver la démonstration du développement spontané d'une épidémie cholé- rique en Russie. Il y voit seulement que les germes cholériques peuvent persister, pendant un temps assez long, en Russie et ailleurs en Europe, sous l'influence de conditions favorables, et s'y ranimer pour donner lieu à une nouvelle manifestation épidé- mique. Cette explication est assurément très rationnelle. (1) Dans l'épidémie que nous avons observée à Paris en 1873, les premiers cas furent signalés dans divers arrondissements. Le nombre des atteintes a été très peu considérable ; mais la mortalité a été au moins égale à celle de la plus meurtrière des épidémies précédentes, et a dépassé 50 p. 100 malades. 11 en a été de même pour l'épidémie de 1884. (Voy. Besnier, Rapport sur les maladies régnantes pendant le qua- trième trimestre de 18*3, in Bull, de la Soc. méd. des hôpit., 2e série, t. XI.)